Le moulin magique où comment la mer est devenue salée.
Conte d’Europe du Nord
Longtemps le sel de la mer resta un mystère pour l’homme. Le conte présenté ci-dessous avance une explication que l’on retrouve aussi dans les traditions de Scandinavie et de Finlande, mais aussi de Chine comme on l’a vu avec le conte 4 Voila pourquoi la mer est salée : un moulin magique qui salerait la mer.
Ailleurs, certaines légendes bretonnes rapportent que la mer recouvrait des montagnes de sel, qu’en baie de St Brieux, des volcans en éruption crachaient des flammes de sel. Dans le pays de Tréguier, on dit que la mer, à force d’engloutir des bateaux chargés de sel est devenue salée et le sera de plus en plus…
Pat Livingstone était né à Terre-Neuve. Marchand, capitaine au long cours, brave parmi les braves, il connaissait les océans et les mers du globe comme sa poche.
Les cales de son bateau étaient pleines de bois d’érable du Canada, de blé et de minerai de fer du Québec qu’il revendait dans le monde entier.
Au retour de l’un de ses voyages, il fit escale dans un port de la Norvège. Il vendit les derniers sacs de blé et acheta une pleine cale de blocs de sel. L’affaire conclue, il reprit sa route vers Terre-Neuve. Le voyage s’annonçait plus dangereux que prévu. L’équipage affronta des tempêtes de neige du Grand Nord. La mer encombrée d’icebergs obligea le bateau à zigzaguer entre ces montagnes de glace. Ainsi le navire dévia de sa route et passa au large d’une île inconnue recouverte de l’épaisse couche blanche des hivers.
Soudain un bruit terrible déchira le ciel. Il sembla à l’équipage que l’île se fendait. On aurait dit que les rochers étaient réduits en bouillie !
-Vous avez entendu ? S’inquiéta un marin. Qu’est-ce que c’est ?
Le vacarme continuaient. Un frisson parcourut l’ensemble des hommes. Seul le capitaine, Pat Levingstone, garda son calme. Fidèle à son courage légendaire, il prit la décision d’accoster l’île.
Pat choisit trois de ses marins les plus vigoureux et, sautant dans un canot, ils s’élancèrent vers le rivage.
A peine avaient-ils posé le pied sur la plage enneigée qu’un craquement plus effroyable se fit entendre. Les quatre hommes en eurent le souffle coupé. Le bruit provenait d’une falaise qui s’élevait devant eux. Le capitaine s’exclama :
-Allons mes gaillards, du courage ! Nous ne sommes pas de vulgaires mousses, tonnerre !
Pat marchait en tête. Le vent battait les pierres et soulevaient la neige. Dans la bourrasque, le bruit s’amplifiait. Il était tout près maintenant. Pat parvint en haut de la falaise et se dissimula derrière un rocher.
-Regardez ! S’écria-t-il.
Les hommes furent stupéfaits. Là-bas, immobile, les bras levés au ciel, un homme ! Vêtu d’une peau de renne, les cheveux hirsutes, la barbe épaisse, il criait des incantations. Pourquoi diable ? Et que disait-il ?
L’homme en question n’était autre qu’Ulrik le magicien connu et redouté de tous dans le Grand Nord. Il se tenait devant une bien curieuse machine qui faisait un bruit incroyable. Ornée d’un entonnoir sur le haut, elle crachait du sable sur le côté.
C’était donc ça la cause du vacarme, mais comment était-ce possible ?
Pat ne tarda pas à le savoir.
Ulrik prononça des paroles étranges :
-Rocher tu es, poussière tu seras !
A ces mots, un bloc de pierre s’éleva, comme porté par des forces invisibles, il prit la direction du gros entonnoir.
-Ô moulin magique ! Cria le sorcier. Croque ce roc !
Le rocher disparut dans la machine. Il fut broyé et en ressortit sous la forme d’un tas de sable.
-Vous avez vu ça mes amis ?
Pat n’en croyait pas ses yeux.
-Il me faut cette merveilleuse machine, elle moud les rochers comme du poivre, elle moudra bien le blé et le sel, sacre bleu ! Attendons que le sorcier s’en aille pour nous en emparer confia-t-il à l’un de ses matelots.
La nuit venue, Ulrik en profita pour s’éclipser dans un nuage blanchâtre afin de prendre un peu de repos.
-C’est le moment ! Cria Pat.
Avec ses hommes, il se précipita pour emporter l’instrument magique. Chacun se mit à un coin et le souleva. Il faisait un poids inimaginable. Tant bien que mal, ils le transportèrent jusqu’au canot.
-Dépêchons nous ! Souffla le capitaine. Plus vite nous serons partis, mieux ça vaudra !
Il fallut l’équipage au complet pour hisser le fameux moulin à bord du navire. Une fois mis en cale, le bateau reprit sa route vers Terre-Neuve.
Pat Levingstone se frottait les mains :
-Nous avons fait l’affaire du siècle ! Se réjouit-il.
Il débordait tellement de joie qu’il en oublia vite son larcin. Il réunit ses marins au fond du bateau et leur dit :
-Regardez de quoi est capable ce moulin, ouvrez bien vos yeux !
Il prit un énorme bloc de sel :
-Ô moulin magique ! S’exclama-t-il, croque ce morceau de sel. Et il le jeta dans l’entonnoir. Une fine poussière blanche ressortit de la machine. Les hommes furent enchantés. A leur tour ils se mirent à l’ouvrage…
Mais voici ce qui se passa. Bientôt le plancher de la cale fut recouvert de sel. Puis, très vite, la cale fut remplie à moitié, et le niveau monta tellement que Pat s’écria :
-Ô moulin magique, je t’ordonne de cesser de moudre !
Mais autant parler à une souche ! La machine infernale continuait de plus belle. Le sel déborda sur le pont. A bord la panique s’empara de l’équipage. Rien ne pouvait arrêter le moulin ; la coque s’enfonçait doucement dans la mer. Les marins avaient beau courir dans tous les sens, jeter les objets encombrants pardessus bords pour alléger le navire, rien n’y fit.
La mer recouvrit hommes et navire. Pat et ses hommes avaient cruellement payé le vol du moulin…Tout le monde ne peut pas être magicien.
Mais c’est depuis ce temps-là que la mer est salée. Car, ne vous y trompez pas : quelques part, au fond de l’océan, le moulin du sorcier Ulrik continue à moudre des blocs de sel…
Extrait de Mille ans de contes de mer, ed Milan, 1994.